01 - Un verre pour oublier.

Minutieusement, les Chrons gagnés dans la journée dont le soleil ne se montre jamais, sont rangés dans la caisse enregistreuse du bar. La somme collectée est plutôt dérisoire. Cela n’enchante pas du tout l’albinos qui mordille un peu trop fortement sa cibiche. Voilà bien deux fois qu’elle recompte l’argent gagné et deux fois que la déception se lit dans son visage. Levant ses rubis en direction du long salon où quelques clients consomment alcool et nourriture, la cowgirl comprend immédiatement pourquoi le salaire d’aujourd’hui est bien bas. Il n’y a presque personne dans l’Impératrice, à croire qu’un voisin se serait installé non loin de l’établissement pour rafler l’étendue de la clientèle. Si tel est le cas, Cassie risque de s’énerver. Depuis vingt ans, aucuns rivaux n’ont réussi à surpasser son bar. Certains ont tenté et ces derniers ont malencontreusement disparu de la surface. O’Hara se souvient encore du sang infect qu’elle a bu sur le plus récent concurrent de Pitchhagen. Pourtant, il n’était pas un mutant. Son sang ne devrait donc pas avoir un mauvais goût.

Mais oublions cette parenthèse inutile. Après tout, il peut y avoir des jours avec et des jours sans en guise d’une meilleure recette. Ce soir, la chance n’est absolument pas au rendez-vous. Alors, la matriarche qui referme sa trésorerie tout en terminant sa clope, décide de sortir une bouteille de vin sous le comptoir et d’y verser une partie du contenu dans un verre. Les plus regardants remarqueront que le vin est mystérieusement épais et lent pour remplir le récipient. L’odeur ne dévoilera aucunement celui du raisin mais plutôt d’un parfum de fer. Il s’agit d’une multitude de globules rouges qui permettront à la gérante d’étancher sa Soif. Ses lèvres pulpeuses trempent dans le liquide, sa langue quant à elle se baigne comme une reine dans le breuvage. Ses pulsions de colère finissent par s’endormir pour commencer à rêver du prochain repas bien saignant.

Posant le verre contre le buffet en bois du comptoir, Cassie essuie ses lippes à l’aide d’un mouchoir blanc. Lorsque son geste est terminé, elle prend le temps de refaire avec perfection son rouge à lèvres en se regardant dans un petit miroir accroché contre une poutre. Toujours se refaire une beauté pour les clients, c’est l’une des règles d’or de la Nosfer.

Après avoir refait son maquillage, la propriétaire de l’Impératrice s’aventure dans la grande salle de son établissement afin de surveiller le peu de clients qu’elle possède. La plupart sont joyeux, débordant de bien-être. D’autres se noient dans l’alcool pour sans doute oublier leurs problèmes. Ce sont justement ce genre d’individu qui pousse la curiosité de Cassie. L’albinos est assez soucieuse de ses consommateurs. Ils font vivre en quelque sorte son business donc autant en prendre soin afin de les revoir les nuits suivantes. C’est comme un fusil. Il faut toujours entretenir son arme après avoir tirés plusieurs projectiles. Si on ne s’occupe pas avec amour de son fusil, il finit par mourir lentement, devenant plus tard inutilisable, défectueux. C’est un peu le même principe avec les clients de l’Impératrice. Une personne qui se noie dans l’alcool pourrait très bien trouver la mort à son départ. Par un accident volontaire ou non.

Lentement, le fessier de l’ancienne mercenaire se cale contre une chaise. Chaise qui est face à un jeune homme détenant une bouille de gamin. Il pourrait être confondu à un mineur au lieu d’un majeur. Levant l’un de ses sourcils neigeux, l’albinos se demande si le gosse a vraiment un âge propice pour boire de l’alcool. Normalement, Sylvana la cadette de ses enfants s’assure toujours des années qu’ont les clients.

S’enfonçant dans le dossier de sa chaise en bois, O’Hara croise ses bras sous sa poitrine généreuse tout en tirant les muscles de ses lèvres pour y afficher un doux sourire. « Dure journée ? » demande d’une voix ensorcelante la matriarche du clan O’Hara. « Souhaites-tu un peu de compagnie pour oublier tes soucis ? » Remontant son propre menton, la Nosfer qui cache son apparence grâce à son don du clan Morifer, s’aperçoit que le verre d’alcool du jeune homme est à moitié vide. Alors, sans lui demander la permission, l’adoratrice du sang décide d’agir.

« Vanessa ! Ma chérie. » lance de sa voie maternelle Cassidy qui tourne ses rubis sur ceux de sa troisième fille. « Apporte-moi un verre et une bouteille d’alcool suffisamment plaisante pour mon client. »

D’un hochement de tête, la moins âgée des O’Hara commence à chercher une boisson qui pourrait plaire au palais de ce simple humain souhaitant se désaltérer…dans un bar tenu par une famille de Nosfers…

Le nouveau client semble ne pas apprécier la compagnie qu'apporte Cassidy. Soit. Elle va faire en sorte de ne pas trop être envahissante. Son instinct féminin lui dicte qu'il ne vaudrait mieux pas laisser tout seul cet humain. Oui cet humain car bizarrement ce jeune homme a l'air d'être quelqu'un de normal. Et ça ! C'est un spécimen assez rare, surtout dans sa tranche d'âge. D'habitude les kidnappeurs s'empressent de les arracher, quitte à les enlever du berceau pour en faire des monstres, des surhommes.

En se caressant le menton à l'aide de ses ongles sombres, la Nosfer est assez curieuse du goût que peut avoir le sang de son client. Est-il sucré ? Ou bien salé ? Cassie ferme un instant ses paupières pour chasser ses interrogations. Plus elle y pense et plus la tentation se réveille pour croquer ce client. Cassidy mord donc sa lèvre inférieure en faisant attention de ne pas se mutiler. Mieux vaut ne pas effrayer ce personnage qui semble vouloir fuir la réalité avec de l'alcool.

Ainsi, l'albinos qui remonte correctement ses lunettes à verres ronds qui se trouvaient à l'extrémité de son nez fin, propose par simple gentillesse de proposer un alcool plaisant pour l'inconnu. D'un léger hochement de tête, le jeune homme aimerait le breuvage le plus fort.

« Je vois. » répond lentement la gérante qui pose de manière intense les rubis de ses yeux sur ceux de son client. « Je vous propose donc notre spécialité. » Elle se stop pour récupérer les chrons en faisant bien attention que le compte soit correct. Les temps sont durs, l'argent reçu ne doit pas être récolté à la légère.

Très rapidement, Vanessa la benjamine des filles O'Hara qui est pour Cassidy la plus gentille et adorable du lot, dépose avec élégance une bouteille suivit d'un verre pour sa mère. L'alcool est une création de l'albinos qui est très appréciée des Nosfers. Personne ne connaît la recette de Cassidy pas même ses filles. La création de la gérante est baptisée Phoenix.

Après avoir rempli son verre une fois son client soit servi, Cassie qui emprisonne son récipient entre ses griffes, déguste silencieusement le Phoenix tout en s'assurant que le jeune homme arrive à tenir avec cet alcool. « Prenez le temps d'apprécier, jeune homme. » dit-elle en l'observant tousser. « La précipitation est un vilain défaut. » Elle redépose son verre sur le meuble puis croise sa cuisse gauche sur la droite avant de reprendre. « Vous semblez être nerveux. Détendez-vous, jeune homme. Tant que vous êtes dans mon territoire, c'est-à-dire dans l'Impératrice, vous êtes sous ma protection. »

Affalant doucement ses avant-bras contre la table, la gérante qui est de nature curieuse, tente tout d’abord de vouloir apaiser le buveur qui donne au fur et à mesure du stress pour Cassidy. « Que diriez-vous d'un petit jeu pour oublier les soucis et rigoler un bon coup ? Hm ? »

La surprise de Cassidy d’observer son client boire cul sec le Phoenix ajoute étonnement de l’amusement sur le sourire de la gérante de l’Impératrice. Ce petit humain n’a aucunement froid aux yeux, ou alors son cas doit être littéralement désespéré. Les coudes contre la table, les mains jointes dont les phalanges s’entrelacent romantiquement, l’albinos devient de plus en plus curieuse sur cet être humain normal. Quel âge doit-il avoir ? Pas moins de vingt-cinq ans ? Il est tout jeune, sortant à peine de l’amour de sa mère. Ce sont les individus de sa trempe qui possèdent un sang savoureux, délicieux. Au cours de sa carrière de mercenaire, lorsque les contrats ordonnaient de tuer la cible, l’amoureuse du sang prenait tout le temps un malin plaisir à dévorer les globules rouges des plus jeunes. Le bon vieux temps toutefois ces histoires sont loin derrière elle.

Le rire nerveux de son client fait revenir la rêveuse à la réalité. Qu’avait-elle déjà dit déjà pour rendre le jeune homme dans un état comme celui-ci ? Ah oui. Sa mauvaise mémoire lui redonne l’explication à propos d’une protection dans son établissement. Pourtant, l’albinos ne mentait point en dévoilant cette vérité. Elle était très sérieuse. L’alcool n’est visiblement point idéal pour ce morceau de viande. Soit. Passons. D’un haussement de ses rubis au ciel, Cassidy O’Hara fait mine d’oublier la réaction du rieur.

Alors, avant que la propriétaire des lieux ait eu le temps de répondre à son partenaire de table, les portes de l’Impératrice se mettent à gémir. Deux individus franchissent le seuil du bar. Au premier abord, ils n’ont point l’air accueillant mais plutôt repoussant. Lorsque Vanessa souhaite les accueillir, ces derniers préfèrent l’ignorer en repoussant la Nosfer d’un geste de main. À peine rentrée, les deux hommes attisent déjà la colère de la matriarche. « Je reviens. » ronchonne l’albinos qui s’avère être de mauvaise humeur.

Poussant sa chaise par la force de son postérieur, la cowgirl se relève et tambourine les éperons de ses bottes lorsque ses sabots réduisent la distance sur ses nouveaux clients. Futurs consommateurs qui sont en outre très intéressés par le jeune nerveux. Le plat de ses mains se plaque férocement sur le bois de la table causant le sursaut d’un des types. « Messieurs. Que puis-je pour… » Ses paroles sont coupées, rompues par la voix désagréable d’une des deux personnes. « Une bière pour moi et mon collègue ! » dit-il de sa voix caverneuse tout en ne quittant point du regard le gamin. L’autre approuve les dires de son coéquipier tout en se permettant de gifler l’une des formes postérieures de Cassidy. Un geste très osé, très déplaisant pour celle qui se trouve être folle amoureuse d’une conseillère.

Sur ces entrefaites, Cassie passe sous silence. Elle maîtrise au mieux sa colère grandissante. Si la femme cède, son camouflage de Morifer pourrait disparaître. Sans attendre, la mère de trois filles rejoint son comptoir pour y servir les boissons de ces messieurs. La tension est laborieuse depuis l’apparition des perturbateurs. Beaucoup de clients font des messes basses car les habitués savent comment Cassidy s’occupe de ses acheteurs qui osent ne point respecter les règles de l’Impératrice…

Terminant ses bières mousseuses, ses doigts s’enroulent sur les queues des chopes afin de les porter avec professionnalisme. Doucement, les verres sont après coup campés sur le meuble en bois. Puis, lorsqu’une seconde fessée est attribuée à la barmaid, la colère de Cassidy explose. Elle agrippe férocement les cheveux des perturbateurs afin de cogner leur crâne contre les godets d’alcool. Cassidy frotte ses mains de satisfaction et ordonne à ses filles de faire dégager le plancher aux enfoirés. « Vous êtes congédiés définitivement de mon établissement. » exclame haut et fort la gérante qui est tout de suite accompagnée par les rires des habitués du bar.

Prenant place en face de son cher et adorable client humain, Cassidy qui a réussi à garder sa couverture de fausse humaine, remplit son verre de Phoenix avant de le boire cul sec. « Ah oui ! Le jeu. » reprend Cassidy en levant son index gauche en l’air. « C’est assez simple. Chaque joueur doit tenter de deviner une vérité sur son adversaire. Si par exemple tu vois juste, je dois boire une partie de mon verre. Par contre, si tu te plantes mon petit chou, ce sera à toi de boire. » explique calmement la droguée des jeux qui ne quitte à aucun instant les cristaux magnifiques de son client.